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Un principe de l’Université populaire au 19e siècle, ravivé par Michel Onfray en 2002, est que le savoir est émancipateur. Pas seulement de manière utilitaire, parce qu’il donne accès à des professions plus valorisantes ou parce qu’il permet de se défendre ; aussi parce qu’il ouvre des horizons d’expérience humaine loin au-delà de la préoccupation quotidienne pour la survie. On a beaucoup de témoignages du fait que les prolétaires révolutionnaires éprouvaient ce besoin d’accéder à d’autres dimensions de la vie humaine, au-delà de la simple survie, c’est-à-dire d’accéder à une culture, au sens large.
Sur le site de l’Université populaire de Caen : « l’Université Populaire retient de l’Université traditionnelle la qualité des informations transmises, le principe du cycle qui permet d’envisager une progression personnelle, la nécessité d’un contenu transmis en amont de tout débat. Elle garde du café philosophique l’ouverture à tous les publics, l’usage critique des savoirs, l’interactivité et la pratique du dialogue comme moyen d’accéder au contenu. »
Un « usage critique des savoirs » ne signifie pas qu’il faut se limiter à apporter des outils pour mieux affronter la réalité politique et sociale, même s’il faut le faire aussi ; dans l’université populaire de Caen, il y a des cours à peu près de toutes les matières : mathématiques, architecture, psychologie, économie, histoire, littérature, musique, et bien sûr philosophie. En ce qui concerne la philosophie, elle n’est pas émancipatrice seulement par sa partie qui s’appelle « politique », elle est émancipatrice en elle-même, parce qu’elle consiste à pousser l’interrogation le plus loin possible, à propos des choses qui semblent le plus évidentes, les plus généralement acceptées, pour vérifier si on a de bonnes raisons de les accepter. Si, par exemple, une philosophie politique se demande comment étendre la reconnaissance sociale à tous les exclus, comment leur accorder la même intégration dans la société, on peut douter qu’il s’agisse d’une bonne philosophie, car elle prend pour acquis que ce qui est souhaitable c’est d’intégrer la société telle qu’elle est. Elle va peut-être développer d’excellentes théories sur les mécanismes de l’exclusion, mais elle ne remplira pas sa tâche propre, qui consiste à mettre en question ce qu’on considère comme la norme, ce dont on ne veut pas être exclu.
Il y a peut-être d’autres conditions pour qu’un enseignement soit émancipateur. Le philosophe Jacques Rancière a mis récemment en doute le fait que la transmission de savoir soit émancipatrice, du moins de la manière dont on la pratique le plus souvent dans le système scolaire. Dans Le maître ignorant, il dit que le fait même de placer un professeur comme intermédiaire entre les matières à apprendre et les apprenants signifie qu’on considère ceux-ci comme incapables d’aborder directement ces matières et d’apprendre par eux-mêmes. On considère qu’il faut leur expliquer, sinon ils ne comprendraient pas, donc on doute de leur intelligence. Or, émanciper c’est précisément faire confiance à l’intelligence de l’apprenant, pour que lui-même ait confiance en ses capacités et de ce fait soit motivé pour les développer au maximum. Rancière fait le pari de l’égalité des intelligences à la naissance (c’est un pari, car on ne peut prouver ni l’égalité ni l’inégalité, puisque tous les tests qu’on pourra faire mesureront les résultats du développement de ces capacités de départ et non ce qu’elles étaient avant tout développement). La thèse de Rancière est que les inégalités d’intelligence surgissent en raison des différences de stimulation des enfants, en particulier de stimulation de leur attention, de leur motivation et de leur effort. C’est un pari intéressant pédagogiquement puisqu’il mène à stimuler de la même façon tous les enfants, en posant a priori qu’ils sont tous également capables. Je nuancerais la conclusion de la thèse en proposant qu’on exige effectivement de chacun qu’il réalise le meilleur de lui-même, mais que ce meilleur ne soit pas nécessairement le même chez tous.
Quant à la question de l’intermédiaire, dans la plupart des cas il s’agit d’un intermédiaire entre l’apprenant et des savoirs exposés dans des livres (ou sur d’autres supports plus récemment). Rancière estime qu’il faut beaucoup plus laisser les apprenants se coltiner tous seuls avec les livres. Or, il faut bien reconnaître que les livres sont déjà des intermédiaires, et qu’ils sont eux aussi plus ou moins explicites, plus ou moins pédagogiques, de sorte qu’on retombe sur la nécessité de l’explication. Avoir affaire aux connaissances sans intermédiaire est impossible par définition dans la transmission humaine, ou alors il faudrait que chaque individu retrouve, à partir de la seule observation, tout ce que des centaines de générations ont petit à petit découvert, compris, élaboré, construit comme un édifice plus ou moins cohérent. Autant dire qu’on n’arriverait jamais à la roue. Ce n’est évidemment pas ce que veut dire Rancière : il veut dire que, dans le cas où il y a des livres, il vaut mieux éviter de venir expliquer le livre au lieu de laisser les lecteurs le comprendre par eux-mêmes.
C’est exactement notre cas ; et donc j’ai besoin de me justifier parce que je trouve que c’est une objection très valable. Ma justification est que, pour la philosophie du moins (ce n’est sans doute pas le cas au même titre pour toutes les matières), l’entrée dans le type de réflexion qu’elle constitue et dans le type de langage qu’elle utilise n’est vraiment pas facile et peut totalement rebuter. On peut répondre qu’il est néanmoins préférable de pousser à consacrer le temps et les efforts nécessaires pour y arriver, même s’il faut recommencer cinquante fois la lecture d’une page. Mais il n’y a pas que ça : il est très facile en philosophie de faire des contresens, de partir sur des fausses pistes, de croire qu’on a compris une idée alors qu’on est à côté (je ne parle pas ici des possibilités d’interprétations différentes). Une des raisons en est que les pensées sont développées à partir de concepts (notions créées pour un certain usage philosophique), et qu’un même mot peut recouvrir des concepts très différents accumulés au cours de l’histoire de la philosophie. Il est donc important qu’au début du moins, quelqu’un soit à la disposition de l’apprenant pour lui préciser le sens d’un concept selon le contexte, l’auteur, le courant philosophique. Un dictionnaire n’aura jamais cette souplesse, cette adaptation à un parcours individuel. D’autre part, il ne faut pas mépriser la question du temps : tout le monde n’a pas des décennies devant lui pour découvrir par lui-même les principaux courants philosophiques, surtout qu’au début c’est extrêmement lent puisque presque chaque mot demande une recherche sur sa signification, qui nécessairement dépend d’une histoire déjà longue. Je pense donc qu’une certaine aide au début est émancipatrice parce qu’elle donne les moyens nécessaires pour ensuite découvrir par soi-même.
Né à Constantinople en 1922, il est élevé à Athènes et y fait des études de droit, d’économie et de philosophie. Pendant la guerre, il fait partie d’une organisation trotskyste et en raison de ses activités politiques il doit fuir le pays en 1945 ; il arrive en France officiellement pour faire une thèse en philosophie. Il entre comme économiste à l’OCDE et y reste jusqu’en 1970, année où il reçoit la naturalisation française, car c’est pour lui une protection pour ne pas être extradé. En raison de cette situation, jusque là il écrit toujours sous pseudonyme, notamment dans la revue Socialisme ou barbarie dont il est le co-fondateur avec Claude Lefort. La revue paraît de 1949 à 1965 ; elle rompt très vite avec la IVe Internationale (trotskyste) et produit des textes critiques qui ont une influence importante sur les milieux militants juste avant 68. Les premiers écrits de Castoriadis sont donc avant tout politiques, critiques par rapport à toutes les formes de marxisme tout en défendant la révolution et l’émancipation. Il devient psychanalyste en 1973 et participe à la création du « IVe groupe », dissidence de l’Ecole freudienne, c’est-à-dire du courant lacanien. De 1981 à 1995, il donne des cours à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), cours qui conjuguent plusieurs disciplines : philosophie, anthropologie, histoire...
Dans son ouvrage principal, L’Institution imaginaire de la société, paru en 1975, Castoriadis dit que son but est politique : c’est de faire avancer la révolution vers une véritable démocratie où tous les individus pourront être autonomes. Pour ce but, il utilise la démarche philosophique parce qu’elle est la seule capable de fournir une élucidation (mise en lumière) des conditions de possibilité de cette révolution. Il s’agit d’examiner ce qui, dans la nature de la société et de l’individu humain, rend possible la réalisation d’un projet politique. En examinant les conditions de l’autonomie, dans l’individu et dans la société, Castoriadis en arrive à la nécessité de créer deux nouveaux concepts, celui d’imaginaire radical et celui de magma. Nous allons y arriver progressivement. La suite de son œuvre comporte six volumes de « Carrefours du labyrinthe », qui sont des recueils d’articles approfondissant chacun des thèmes abordés dans L’institution imaginaire en les adaptant aux nouvelles circonstances, en répondant à certaines objections, etc.
A la fin de sa vie, Castoriadis était devenu très pessimiste sur l’évolution de notre société, comme l’atteste le titre d’une de ses dernières œuvres, La montée de l’insignifiance : la société contemporaine est caractérisée par une perte de sens, une incapacité à se donner de nouvelles valeurs, et de ce fait elle se contente d’une répétition des formes héritées, que ce soit en art, en philosophie ou en politique. C’est le règne du conformisme et de l’apathie, de la résignation à un modèle comme si on avait tout essayé et qu’il ne restait que celui-là comme moins pire. Cependant, son pessimisme ne s’étend pas à l’avenir, car, en vertu de sa conception de l’histoire comme création non déterminée, le futur est absolument imprévisible, et tout peut à nouveau changer très vite.
L’autonomie telle que la conçoit Castoriadis est l’opposé de l’aliénation. L’aliénation, c’est littéralement le fait d’être possédé par quelqu’un d’autre (signification que l’on trouve dans l’origine juridique du terme : aliéner un bien, c’est-à-dire le céder à quelqu’un d’autre ; et que l’on retrouve dans l’usage psychiatrique : un aliéné ne s’appartient plus, ne se maîtrise plus). Marx a théorisé l’aliénation du travail ou du travailleur comme étant la perte de la maîtrise sur son propre travail, en particulier sur ses fins, ses conditions et ses bénéfices. Dans le courant du 20e siècle, la notion a été étendue aux autres domaines de la vie humaine, par l’introduction d’une dimension psychanalytique dans la critique politique (voir par exemple les travaux d’Herbert Marcuse : Eros et civilisation, L’Homme unidimensionnel), et par la liaison entre la politique et la vie quotidienne, l’art, la création, notamment sous l’influence de l’Internationale Situationniste et des autres mouvements qui ont fait Mai 68. L’aliénation devient donc, d’une manière générale, la perte de toute capacité de décision et de choix pour sa propre vie, aussi bien privée que publique, sous l’emprise des contraintes extérieures mais aussi du conformisme, du consumérisme, de manque de désir pour des modes de vie qui sortent des voies toutes tracées.
L’aliénation de l’individu ne désigne pas le fait que tout individu est nécessairement formé au sein d’une certaine société dont il reçoit la vision du monde, les valeurs, les modes de vie et de connaissance. Un individu qui ne serait pas influencé par d’autres, qui l’ont précédé dans le monde, est absolument inconcevable. La nature sociale de l’être humain n’est pas un obstacle à l’individualité, mais au contraire on constate qu’un individu ne peut s’épanouir pleinement dans toutes ses dimensions que dans un contexte culturel riche, varié, bénéficiant du maximum de transmission. Mais il y a deux manières de recevoir un héritage culturel : soit en l’adoptant sans l’interroger, soit en le mettant en question et en jugeant ce qu’on veut adopter ou non. Quand un individu demande pourquoi on tient telle représentation pour vraie et pas telle autre, pourquoi on agit de telle façon et pas d’une autre (et vous savez que les enfants posent toujours ce genre de question, ce qui montre que l’être humain n’est pas spontanément passif dans l’acquisition des codes sociaux), il est très rare qu’on lui réponde que c’est par convention et qu’on pourrait très bien faire autrement. La plupart du temps on lui dira que Dieu ou les dieux l’ont voulu ainsi, ou que l’équilibre du cosmos dépend de la répétition toujours identique des mêmes pratiques, ou que c’est la manière qui prend le moins de temps, or le temps c’est de l’argent. Il faut que l’institution sociale soit indiscutable, sinon elle sera constamment changée, or le but de tout pouvoir instituant est de faire durer sa création le plus longtemps possible — peut-être parce que le groupe instituant croit que c’est la meilleure, peut-être parce que ça sert ses intérêts et ça exalte sa puissance. Ici, il faudra distinguer les sociétés homogènes et les sociétés divisées, au sens où dans les sociétés homogènes il y a une adhésion générale aux institutions et leur fondateur ne fait pas partie de la communauté, tandis que dans les sociétés divisées il y a un groupe fondateur bien identifié et qui parfois impose ses institutions par la contrainte au reste de la communauté (mais nous savons que parmi les variantes les plus subtiles de la contrainte il y a la « fabrication du consentement » selon l’excellente expression de Chomsky, sur laquelle il faudra évidemment revenir).
L’aliénation de l’individu n’est pas simplement l’intériorisation de la loi de l’autre, ou du discours de l’autre, mais bien du discours de l’autre non su comme tel, c’est-à-dire dont on croit qu’il est le nôtre, dont on ne se rend pas compte qu’en fait il nous est imposé alors que d’autres sont possibles. L’opposé de l’aliénation ainsi comprise est l’autonomie, littéralement : le fait de se donner à soi-même sa propre loi — loi à comprendre à nouveau au sens large de : vision du monde, valeurs, modes de vie.
La définition est un peu différente pour une société autonome, par opposition à hétéronome ou aliénée. Elle est autonome si elle reconnaît que ses lois (au sens large) ont été établies par elle-même, par un choix qui aurait pu être autre, et non par une obligation extérieure, c’est-à-dire sous l’autorité d’un dieu, d’un ancêtre fondateur, ou d’une nécessité naturelle (des « lois de l’économie » copiées sur les « lois » des sciences physico-chimiques, qui permettent d’atteindre, par la rationalité instrumentale càd le développement des moyens les plus efficaces, un but supposé universel : le bien-être ou l’intérêt individuel, défini implicitement et sans réflexion comme le maximum de confort matériel). En réalité, toute société se donne à elle-même ses propres lois, mais la plupart sont hétéronomes parce qu’elles ne le reconnaissent pas. L’autonomie sociale est la conscience de l’arbitraire du choix des institutions (« institutions », non pas au sens des structures organisant la vie sociale, comme la sécurité sociale ou l’Éducation nationale, mais au sens des convictions qui servent de base à ces organisations ; par exemple, l’institution de l’Éducation nationale repose sur la conviction que le savoir doit être transmis par des professionnels, dans des lieux et en des temps identiques pour tous les enfants ; cette conviction repose à son tour sur la division sociale des tâches et métiers, qui est justifiée par l’étendue des savoirs et des savoir-faire impossibles à posséder par un même individu ; à ce stade on atteint l’autonomie si on choisit consciemment ce qu’on préfère : ou bien favoriser la complexité des savoirs, avec tout ce que ça entraîne comme conséquences pour leur transmission, ou bien favoriser une égalité stricte impliquant les mêmes activités pour tous — et il est bien entendu qu’à l’intérieur de ces deux orientations, il y a encore de nombreuses choix possibles).
Les sociétés autonomes sont très rares ; Castoriadis estime que les premières ont été les cités grecques antiques, avec l’apparition conjointe de la philosophie et de la démocratie ; et ensuite sont réapparues à la fin du Moyen-Age avec l’émergence de petites villes ou petites républiques indépendantes qui voulaient s’auto-gouverner ; depuis lors l’autonomie existe comme projet politique mais n’a plus jamais été réalisée effectivement. On verra aussi plus tard de quelle manière Castoriadis rapproche l’autonomie et la démocratie radicale, car a priori ce ne sont pas les mêmes choses, elles ne sont pas définies par les mêmes caractéristiques.
Pour comprendre pourquoi c’est si difficile de réaliser l’autonomie individuelle et sociale, il faut comprendre comment sont instituées les lois et représentations d’une société, et quel est le rôle des individus dans ce processus.
On masque l’aliénation si on pense que les institutions sont simplement des réponses rationnelles et adaptées aux besoins, influencées uniquement par les contraintes naturelles. Or, c’est l’explication la plus simple et la plus spontanée, et en sciences sociales on l’appelle le fonctionnalisme (cf. L’Institution imaginaire de la société, p. 171-174 ; p. 256) : toute institution est faite pour accomplir une certaine fonction et pour fournir une certaine utilité pour le groupe. Peu importe qu’elle ait été fondée consciemment en vue de cette fonction déterminée, ou qu’elle soit apparue par hasard et conservée après qu’on a constaté son utilité, en tous cas elle est un moyen en vue d’une fin. Dans notre société aussi c’est l’explication le plus souvent invoquée pour justifier une institution : par exemple, on dit que l’institution policière et judiciaire est nécessaire parce que la fonction d’arrêter et de punir les criminels doit être remplie, et elle doit avoir les caractéristiques qu’on lui a données pour accomplir au mieux cette fonction. Qu’est-ce qui manque dans ce type d’explication ? D’abord, dans beaucoup de cas l’institution accomplit mal la fonction pour laquelle est sensée avoir été créée, non par un dysfonctionnement qu’on pourrait redresser, mais parce que dans ses principes mêmes elle est inadéquate ; par exemple, si on justifie les peines judiciaires par un but de dissuasion ou d’amendement, l’institution est tout à fait inadéquate, elle n’a pas du tout ces effets. Ensuite, plus fondamentalement, il manque une interrogation sur le fait même que telle ou telle fonction est jugée nécessaire, alors que dans d’autres sociétés elle ne l’est pas, ou est remplie d’une manière extrêmement différente. On postule ainsi une identité des besoins humains ou du moins un noyau inaltérable de besoins, dont on n’est pas capable de comprendre l’extrême variabilité des moyens de les satisfaire.
Il est certain qu’il y a des institutions indispensables pour la survie d’un groupe humain et qu’elles doivent être organisées efficacement. Par exemple, l’organisation de la production de nourriture doit être adaptée aux types de ressources de l’environnement : des peuples habitant le désert ou la montagne ou la banquise ne peuvent décider de fonder toute leur subsistance sur l’agriculture. De même, tout groupe humain doit organiser sa défense contre les dangers et contre la rudesse du climat ; et en outre, il ne peut interdire totalement la fonction reproductive, etc. Il y a un étayage du social sur le naturel, qui signifie que le social doit tenir compte du naturel dans une certaine mesure mais qui ne signifie pas que le social soit déductible du naturel (par ex. les multiples distinctions sociales entre les sexes ne sont pas directement déductibles de la distinction biologique, cf. p. 338-340 ; cf. 341 : l’étayage a lieu seulement sur la première strate naturelle, c’est-à-dire sur les phénomènes observables, mesurables, connaissables par des régularités).
Mais même dans des circonstances similaires, on constate des différences innombrables entre les interprétations des besoins qu’il faut satisfaire, et les manières de les satisfaire. Il faut manger, oui, mais quoi, comment, avec qui, à quelle heure, dans quelle position ? Dans toutes les sociétés, une valeur est données aux différents aliments disponibles indépendamment de leur qualité nutritive — et cela va jusqu’à l’interdit alimentaire de choses à la fois disponibles et nutritives, et aussi à une variante de l’interdit, atténuée mais tout aussi efficace, qui est le dégoût (pour les insectes, les araignées, les vers, les moules ou les escargots...) (v. p. 226-7). D’où l’on peut dire que toute rareté d’un aliment en particulier est une rareté sociale (excès de demande par rapport à l’offre et surexploitation). Même chose pour la défense et pour la reproduction. Dans tous ces choix il y a de larges parts d’arbitraire qui partagent la décision avec la part de nécessité. Castoriadis cite plus particulièrement l’exemple des rituels religieux, dont tous les détails sont strictement prescrits comme s’ils avaient tous la même importance (gestes et paroles, mais aussi l’architecture en croix des églises, le chandelier à sept branches, l’habillement des officiants, la matière et la décoration des objets utilisés...), alors qu’il est clair que le culte pourrait fonctionner aussi bien avec d’autres choix dans tous ces objets et ces actes : l’important c’est qu’il y ait quelque chose de prescrit.
Et de même dans le système pénal : on peut expliquer fonctionnellement l’échelle de gravité des délits, le plus grave étant celui qui menace le plus la survie ou la sécurité ou l’équilibre interne du groupe, mais les peines qui sont fixées pour punir ces délits sont arbitraires. L’important pour l’analyse de l’aliénation, c’est que la part d’arbitraire est donnée pour tout aussi nécessaire et inéluctable que la part de contrainte vitale, de sorte que l’individu n’a pas le droit de la discuter alors même qu’elle pourrait être autrement.
Conclusion concernant le fonctionnalisme des institutions par rapport aux besoins : « Que l’on dise que ce besoin est maintenu constamment insatisfait par le progrès technique, qui fait surgir de nouveaux objets, ou par l’existence de couches privilégiés qui mettent devant le yeux des autres d’autres modes de le satisfaire — et l’on aura concédé ce que nous voulons dire : que ce besoin ne porte pas en lui-même la définition d’un objet qui pourrait le combler, comme le besoin de respirer trouve son objet dans l’air atmosphérique, qu’il naît historiquement, qu’aucun besoin défini n’est le besoin de l’humanité. [...] L’homme n’est pas ce besoin qui comporte son « bon objet » complémentaire, une serrure qui a sa clé (à retrouver ou à fabriquer). L’homme ne peut exister qu’en se définissant chaque fois comme un ensemble de besoins et d’objets correspondants, mais dépasse toujours ces définitions — et, s’il les dépasse (non seulement dans un virtuel permanent, mais dans l’effectivité du mouvement historique), c’est parce qu’elles sortent de lui-même, qu’il les invente (non pas dans l’arbitraire, certes, il y a toujours la nature, le minimum de cohérence qu’exige la rationalité, et l’histoire précédente), donc qu’il les fait en faisant et en se faisant, et qu’aucune définition rationnelle, naturelle ou historique ne permet de les fixer une fois pour toutes. « L’homme est ce qui n’est pas ce qu’il est, et qui est ce qu’il n’est pas », disait déjà Hegel. » (p. 204).
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