L’individu et la société
Autonomie et aliénation
selon C. Castoriadis


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Deuxième séance (sur 6)

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La semaine dernière nous avons vu comment il faut comprendre la notion d’ « institution imaginaire sociale », à savoir comme création de significations ou de représentations fondamentales sur lesquelles sont basées les structures de la société, par exemple ses divisions en sous-groupes (classes, professions, genres,...), ses modes de vie (modes de production, activités diverses, religion...), mais aussi la représentation de son identité même, de ce qu’elle est par rapport aux autres groupes, aux autres êtres et au monde en général. Ces institutions sont à la fois nécessaires à toute société et le plus souvent implicites, inconscientes :

« Toute société jusqu’ici a essayé de donner une réponse à quelques questions fondamentales : qui sommes-nous, comme collectivité ? que sommes-nous, les uns pour les autres ? où et dans quoi sommes-nous ? que voulons-nous, que désirons-nous, qu’est-ce qui nous manque ? La société doit définir son « identité » ; son articulation ; le monde, ses rapports à lui et aux objets qu’il contient ; ses besoins et ses désirs. Sans la « réponse » à ces « questions », sans ces « définitions », il n’y a pas de monde humain, pas de société et pas de culture — car tout resterait chaos indifférencié. [...] Bien entendu, lorsque nous parlons de « questions », de « réponses », de « définitions », nous parlons métaphoriquement. Il ne s’agit pas de questions et de réponses posées explicitement, et les définitions ne sont pas données dans le langage. Les questions ne sont même pas posées préalablement aux réponses. La société se constitue en faisant émerger une réponse de fait à ces questions dans sa vie, dans son activité. C’est dans le faire de chaque collectivité qu’apparaît comme sens incarné la réponse à ces questions, c’est ce faire social qui ne se laisse comprendre que comme réponse à des questions qu’il pose implicitement lui-même. [...] L’homme est un animal inconsciemment philosophique, qui s’est posé les questions de la philosophie dans les faits longtemps avant que la philosophie n’existe comme réflexion explicite ; et il est un animal poétique, qui a fourni dans l’imaginaire des réponses à ces questions. » (L’Institution imaginaire de la société, p. 221).

Or, cette réflexion explicite est nécessaire pour qu’une société se comprenne comme autonome, comme étant la seule productrice de ses significations et organisations ; et c’est pourquoi l’autonomie est apparue historiquement pour la première fois grâce à l’avènement conjoint de la philosophie et de la démocratie dans les cités grecques, toutes deux étant des mises en question explicites de ce qui est habituel et hérité. Dans la discussion a surgi une question dont nous avons reporté l’examen à plus tard parce que Castoriadis ne l’affronte qu’après certains détours : une société autonome doit-elle nécessairement être une démocratie au sens propre du terme, c’est-à-dire une organisation politique où tous les individus participent de manière permanente au processus instituant ? Et, parallèlement, est-ce qu’elle est nécessairement constituée d’individus autonomes ? Autrement dit, comment s’articulent l’une à l’autre l’autonomie de l’individu et celle de la société ?

Enfin, nous avons parcouru la critique que fait Castoriadis de l’interprétation fonctionnaliste des institutions sociales, insuffisante en ce qu’elle n’interroge pas la notion de besoin, comme s’il y avait une détermination universelle des besoins humains préalable à leur affirmation par une certaine société. La fonctionnalité ne concerne que les moyens pour arriver à une fin ; c’est une rationalité instrumentale ; elle ne dit rien du choix de la fin elle-même. En outre, aussi bien concernant la fin que concernant les moyens, on constate dans toutes les sociétés une part très importante d’arbitraire du choix à côté des contraintes réelles.

Qu’est-ce que l’imaginaire radical

L’imaginaire radical est le concept que Castoriadis forge pour évoquer cette capacité, partagée par tous les groupes humains, de créer leurs interprétations, leurs valeurs, leurs modes d’organisation, ainsi que les instruments les plus fondamentaux pour ces créations, comme le langage. Il s’appelle radical parce qu’il est à la racine de toute création humaine. Il ne faut pas le confondre avec l’imaginaire effectif, qui est le résultat du processus de création, l’ensemble de tous les produits de l’imaginaire radical (p. 191).

Presque toutes ces productions imaginaires comportent un aspect symbolique (et je dis « presque toutes » parce qu’on va voir que les toutes dernières, sur lesquelles reposent les autres, n’en ont pas). Qu’est-ce qu’un symbole ? C’est un signe conventionnel, ou une image, ou un objet, qui renvoie à autre chose que lui, qui permet de représenter, de désigner ou de faire référence à une autre chose. Toute image est un symbole, parce qu’elle représente autre chose, ou, si elle n’est pas figurative, elle exprime du moins quelque chose. Plus les symboles sont conventionnels, plus ils sont explicites et univoques, par ex. les symboles de signalisation routière. Pour pouvoir produire et saisir des symboles, il faut avoir la capacité de « voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de la voir autre qu’elle n’est » (cf. Magritte : « ceci n’est pas une pipe »), ou encore « la capacité de poser entre deux termes un lien permanent de sorte que l’un « représente » l’autre » (p. 191). Cette opération n’est pas remplie par la faculté sensorielle (qui saisit seulement les phénomènes tels qu’ils apparaissent) ni par la pensée rationnelle (qui structure et généralise les phénomènes pour en faire une connaissance scientifique, mais ne les renvoie pas à autre chose qu’eux-mêmes). La capacité symbolique est donc bien une capacité imaginaire.

Il existe une discipline qui étudie les signes en général, et qui s’appelle la sémiologie, mais on connaît surtout les systèmes symboliques par deux cas particuliers qui sont le langage et les mythes, étudiés respectivement par la linguistique et par l’ethnologie-anthropologie.

La théorie du signe en linguistique va être très utile pour comprendre certaines institutions sociales. Depuis Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale, 1916), on considère qu’un signe linguistique est la combinaison d’un signifiant (son ou trace écrite) et d’un signifié (la signification ou le sens). Il peut en outre renvoyer à un référent dans le réel extérieur, mais pas nécessairement. L’association d’un certain signifiant avec un certain signifié est arbitraire, au sens où il n’y a pas de nécessité à ce que tel son ou tel graphe ait telle signification (au contraire des cris animaux), d’où la potentialité quasi illimitée des langues. Saussure dit aussi que chaque signe reçoit sa signification par différenciation d’avec tous les autres et non comme un contenu isolé, de sorte que la langue constitue un « système de signes » dont il faut connaître, si pas la totalité, du moins un certain nombre, pour en comprendre un seul. Cette idée de système symbolique va ensuite être reprise par différentes disciplines et être appliquée notamment aux mythes par le courant dit « structuraliste » de l’anthropologie, dont le fondateur est Claude Lévi-Strauss, et à l’inconscient par la psychanalyse lacanienne.

L’influence très importante, au 20e siècle, de l’explication structuraliste des institutions sociales (surtout en France), a poussé Castoriadis à en évaluer la pertinence pour son propre projet, et à montrer là aussi une insuffisance, différente de celle du fonctionnalisme. L’interprétation structuraliste part du constat que de nombreux peuples expriment symboliquement l’origine de leur organisation par des mythes, y compris les peuples européens jusqu’à l’époque moderne, avec les mythes gréco-romains ou judéo-chrétiens. Le structuralisme consiste à mettre en évidence le fonctionnement logique propre à la structure du mythe, en correspondance avec la structure sociale, et au-delà à chercher une structure universelle présente dans tous les mythes et dans toutes les sociétés indépendamment des variétés de formes que chacune présente (voir, par exemple, de Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté ; Le cru et le cuit, etc.). A l’inverse du fonctionnalisme, le danger est ici de trop détacher les significations de leur étayage naturel, de considérer le signe comme exclusivement arbitraire, en négligeant des éléments extérieurs à la structure qui ont motivé son choix : « Lorsqu’une tribu pose deux clans comme homologues au couple faucon-corneille, la question de savoir : pourquoi ce couple a été choisi parmi tous ceux qui pourraient connoter une différence dans la parenté, surgit aussitôt. » (p. 206). La différenciation symbolique entre faucons et corneilles dans le système totémique repose sur des représentations préalables des animaux réels, et donc leur place dans le système ne vient pas seulement du jeu interne des interactions entre signes mais aussi d’éléments extérieurs — ce qui est négligé par le structuralisme, qui veut s’en tenir à une interprétation immanente au système. Mais l’objection principale de Castoriadis est que le structuralisme laisse de côté le fait que tout système symbolique est créé à un moment donné de l’histoire, et se modifie au cours de l’histoire (p. 208-209) ; la question est justement de comprendre comment il s’est constitué, question à laquelle l’observation simplement synchronique est incapable de répondre. Or, nous savons actuellement que toute société est historique, et c’est pourquoi Castoriadis propose même de parler de son objet comme du « social-historique », expression dont les deux termes sont inséparables. Nous reviendrons plus tard sur la manière dont chaque société se rapporte à sa propre temporalité (le temps étant lui-même quelque chose d’institué).

Le rapport du symbolique au réel, au rationnel, à l’imaginaire

L’interprétation structurale a cependant l’intérêt de montrer la tendance de tout système symbolique à s’autonomiser — et l’autonomisation a ici une portée négative. Elle signifie que le système s’affranchit des raisons pour lesquelles on l’a constitué et échappe à ses fondateurs ; une fois installé, il a la puissance de se perpétuer même si la situation change et ne le justifie plus, ou en tous cas plus tel quel (p. 198). C’est une source importante d’aliénation, à la fois des individus et de la société : les individus sont obligés de s’y soumettre (ça a force de loi, que ce soit sous forme de droit positif ou de coutume imposée par pression sociale), et les sociétés oublient leur pouvoir de le changer.

L’autonomisation d’un symbole, c’est-à-dire le fait qu’il se mette à dominer l’utilisateur, qu’il ne soit plus maîtrisé par lui, est d’autant plus difficile à éviter que son référent est imaginaire, et non pas réel ou rationnel (voir p. 210-214). En effet, l’ensemble signifiant-signifié (un mot d’une langue, un élément d’un code) peut renvoyer à un objet dans le domaine du perçu, ou dans le domaine de la pensée, ou dans le domaine de la fiction [Il est bien entendu que cette distinction entre réel, rationnel et fictif est déjà une institution de notre culture, et il n’y pas le même partage dans toutes les sociétés, mais je reporte à plus tard la question du relativisme culturel que Castoriadis a dû affronter]. Quand le référent appartient au domaine du réel perçu, la signification est assez facilement maîtrisable : on ne peut dire n’importe quoi d’un chat, d’un arbre, d’un sentiment, car il est facile de vérifier si la signification donnée au mot correspond à l’objet. Si le référent appartient au domaine du rationnel ou scientifique, la validité de la signification dépend aussi des objets réels qu’on veut exprimer (on élabore, par exemple, le concept de cause en adéquation avec des relations réellement observées, ou celui d’infini à partir de la négation logique du fini, etc.). Si le référent se situe dans le registre de la fiction, sans être reconnu comme une fiction, la limite au pouvoir du symbole que constitue la vérification du référent n’existe plus. Par exemple, le mot « centaure » a une signification assez précise, on peut le décrire et même le représenter en image ; mais cette représentation ne renvoie ni à quelque chose de perçu ni à quelque chose de connu scientifiquement. Si on le reconnaît comme une fiction, les effets réels qu’il aura sur la société seront sans danger pour son autonomie, par exemple ses utilisations dans le domaine artistique. Mais si on ne le reconnaît pas pour une fiction, ses effets réels, par exemple la peur qu’il suscite, seront aliénants. On peut considérer de la même manière le dieu des monothéismes (si Castoriadis prend souvent cet exemple, c’est qu’il n’est pas quelconque mais constitue une aliénation par excellence).

« Quel que soient les points d’appui que sa représentation prenne dans le perçu [le fait qu’il soit inspiré par une force de la nature, ou qu’il prenne une forme animale] ; quelle que soit son efficace rationnelle comme principe d’organisation du monde pour certaines cultures [argumentation logique selon laquelle une telle complexité nécessite une intelligence créatrice], Dieu n’est ni une signification de réel, ni une signification de rationnel ; il n’est pas non plus symbole d’autre chose. Qu’est-ce que Dieu — non pas comme concept de théologien, ni comme idée de philosophe, mais pour nous qui pensons ce qu’il est pour ceux qui croient en Dieu ? Ils ne peuvent l’évoquer, s’y référer qu’à l’aide de symboles, ne serait-ce que le « Nom » — mais pour eux, et pour nous qui considérons ce phénomène historique constitué par Dieu et ceux qui croient en Dieu, il dépasse indéfiniment ce « Nom », il est autre chose. Dieu n’est ni le nom de Dieu, ni les images qu’un peuple peut s’en donner, ni rien de similaire. Porté, indiqué par tous ces symboles, il est, dans chaque religion, ce qui fait de ces symboles des symboles religieux, une signification centrale, organisation en système de signifiants et de signifiés, ce qui soutient l’unité croisée des uns et des autres, ce qui en permet aussi l’extension, la multiplication, la modification. Et cette signification, ni d’un perçu (réel) ni d’un pensé (rationnel) est une signification imaginaire. » (p. 211).

Significations imaginaires centrales et secondes

Contrairement donc à tous les autres éléments d’un système symbolique, qui renvoient à des référents ou à d’autres signes du système, la signification centrale n’est plus un symbole, ne renvoie plus à rien d’autre (car on n’admet pas qu’elle renvoie à une fiction) (voir aussi p. 190). Cependant, cette signification centrale a d’énormes implications sociales.

Castoriadis introduit alors une comparaison avec l’existence d’une signification centrale dans l’inconscient individuel. La psychanalyse révèle l’existence, dans les inconscients individuels, d’un phantasme ultime qui n’est le symbole de rien d’autre, qui ne représente rien mais est condition de toute représentation consciente ou inconsciente, qui constitue un schème organisateur propre au sujet (p. 214-215). Ce phantasme fondamental ne peut pas être saisi directement mais il peut être reconstitué à partir de ses manifestations, par exemple dans des rêves ou dans d’autres phantasmes devenus conscients. La même chose se passe au niveau social, moyennant une série de précautions car il ne s’agit pas du même phénomène (il n’y a pas d’inconscient collectif !) : « Lorsqu’il s’agit de la société — qu’il n’est évidemment pas question de transformer en « sujet », ni au propre, ni métaphoriquement —nous rencontrons cette difficulté à un degré redoublé. Car nous avons bien ici, à partir de l’imaginaire qui foisonne immédiatement à la surface de la vie sociale, la possibilité de pénétrer dans le labyrinthe de la symbolisation de l’imaginaire ; et en poussant l’analyse, nous parvenons à des significations qui ne sont pas là pour représenter autre chose, qui sont comme les articulations dernières que la société en question a imposées au monde, à elle-même et à ses besoins, les schèmes organisateurs qui sont condition de représentabilité de tout ce que cette société peut se donner. » (p. 215).

Cette signification centrale ne se maintiendrait pas si elle ne se manifestait pas dans une prolifération d’imaginaires seconds, ou périphériques, qui viennent la déterminer : par exemple, la création du monde en sept jours et tout ce qu’entraîne l’organisation du temps en semaine et son jour sacré de repos ; la sacralisation des objets liés au culte (y compris pour le culte de la nation : l’effet produit par le drapeau chez le patriote dépasse de loin sa fonction rationnelle) (p. 193-197).

Quel est le rapport entre l’imaginaire social et l’imaginaire individuel ?

Mais puisque le social n’est pas un sujet, n’a pas d’inconscient ni de faculté propre, il faut bien que toutes ces significations soient apparues chez des individus ; en quoi donc est-ce que l’institution sociale dépend des individus ? Si l’on reprend l’exemple de Dieu, « Dieu est peut-être, pour chacun des fidèles, une « image » — qui peut même être une représentation « précise » —, mais Dieu en tant que signification sociale imaginaire, n’est ni la « somme », ni la « partie commune », ni la « moyenne » de ces images, il est plutôt leur condition de possibilité et ce qui fait que ces images sont des images « de Dieu ». » (p. 215-216). La signification sociale de Dieu n’est pas dérivée ou constituée de significations individuelles qui seraient antérieures, mais elle est la condition pour que les individus en aient une.

S’il est si difficile de savoir comment les individus sont la source des significations sociales, c’est d’abord pour une raison que nous avons déjà rencontrée, à savoir que les individus dépendent autant de la société que la société des individus : on ne peut pas concevoir l’un sans l’autre ni l’un avant l’autre. Si, par exemple, comme l’a proposé Freud, Dieu vient combler, dans l’inconscient, le besoin d’un père imaginaire, il n’en demeure pas moins que l’individu ne peut combler cette place qu’en utilisant des significations disponibles dans sa société. Il y a certes des fondateurs de religion, dont on peut dire que, s’ils ont réussi, c’est que leur phantasme privé correspondait à ce qu’attendait l’inconscient des autres et possédait suffisamment de cohérence fonctionnelle pour devenir une institution. Mais pour que cette jonction ait lieu et que le discours du prophète soit adopté à grande échelle, il faut que les inconscients individuels soient déjà préparés à ce discours par des conditions sociales favorables (p. 217-218). Toutes les religions connues sont déjà fondées sur des formes de religiosité précédentes, et il est probablement impossible de saisir une limite précise entre des hominidés sans croyance religieuse et des hominidés pourvus d’une telle croyance — pas seulement faute de traces et de témoignages, mais aussi parce qu’il serait arbitraire de dire à partir de quel moment une représentation devient une croyance religieuse.

La fonction symbolique et l’origine de la division en classes

Comment, sachant tout ce que nous savons du symbolique, pouvons-nous essayer de déterminer le moment de l’histoire où est apparue une certaine institution, et de comprendre pourquoi elle est apparue (quelles ont été ses conditions nécessaires et suffisantes). Soit par exemple l’origine de la domination et de l’exploitation d’une classe par une autre, ou encore l’origine de l’esclavage. Pour inventer l’esclavage ou l’exploitation du travailleur, il a fallu la capacité symbolique consistant à voir dans une chose ce qu’elle n’est pas. Car dans les deux cas, un homme n’est pas considéré comme un homme mais comme une bête de somme ou comme un rouage d’une machine (« réification » est le terme forgé par Marx pour exprimer que le travailleur est transformé en chose, en latin res). L’apparition de la division en classes et de la domination d’une classe sur l’autre est un moment clé de l’histoire, qui n’a pas eu lieu partout, mais qui, là où elle a eu lieu, a énormément favorisé le développement productif de la société. C’est pourquoi Marx et Engels ont essayé d’expliquer l’origine de cette division, depuis les premières civilisations où on la constate, mais d’après Castoriadis, leur explication est insatisfaisante (voir sa critique p. 228-235). Il y en a deux versions. La plus courante consiste à faire remonter la division à l’apparition de surplus de production, rendus possibles par des découvertes techniques ou par la sédentarisation, de sorte qu’il devint possible d’entretenir une classe parasite. L’objection de Castoriadis est que cette conception passe sans justification de la possibilité d’une classe oisive à sa nécessité ; or nous connaissons de nombreuses sociétés où il y a des surplus, mais qui restent homogènes parce que les surplus sont supprimés dans des fêtes de prestige où l’on distribue et dépense tout (voir les travaux anthropologiques de Marcel Mauss, Essai sur le don, et de Pierre Clastres, La société contre l’État). Une autre version est que l’apparition des classes se serait faite à partir de la division des métiers et des tâches (qui n’existe pas non plus dans toutes les sociétés, sauf la division sexuelle des tâches). Mais en fait dans la plupart des cas tous les métiers productifs font partie de la même classe dominée (laborieuse, prolétaire ou esclave), de sorte que ce n’est pas la spécialisation professionnelle qui entraîne l’émergence d’une classe dominante. Enfin, pour terminer sur les insuffisances de l’explication marxiste, en ce qui concerne le rapport entre développement technique et division des tâches, il n’est pas vrai en tous cas qu’à chaque étape du développement technique correspond un certain type d’antagonisme social (par exemple, qu’au moulin à eau correspond la société féodale et à la machine à vapeur la société capitaliste) : il est vrai que la société capitaliste est inséparable de la société industrielle (car le capitalisme se caractérise par l’accroissement illimité des forces productives grâce aux techniques et aux sciences), mais le stade technique pré-industriel a correspondu au cours de l’histoire à différents types d’antagonismes sociaux et donc il faut justifier autrement la différence entre les dominations de type pharaonique, impériale romaine, féodale, etc.

La thèse de Castoriadis est que, pour remonter à l’origine de la division en classes, il faut remonter au moment où la signification « classe » est devenue pensable, c’est-à-dire au moment où cela a eu un sens de considérer que de larges parties d’un groupe étaient inférieures ou supérieures les unes aux autres, de manière durable et identitaire. Castoriadis avoue qu’il ne voit pas comment nous pourrions augmenter notre connaissance de ce passage, qui remonte au moins au IVe millénaire en Mésopotamie et en Egypte, un peu plus tard en Chine. Une hypothèse intéressante est avancée par Nietzsche dans la Généalogie de la morale, mais elle n’est pas nécessairement applicable partout. Il propose que les premières dominations de classe aient été d’abord des dominations entre deux peuples distincts qui ont fusionné en une seule société composée de deux strates imperméables. Il part de l’observation des peuples indo-européens qui, au cours du IIe millénaire avant notre ère, ont migré depuis l’Asie centrale vers toutes les parties de l’Europe et une partie de l’Asie (Inde, Perse). C’étaient des peuples de chasseurs et guerriers nomades, qui se sont sédentarisés en se superposant à des populations déjà sédentaires qu’ils ont soumises par la force. Le peuple vainqueur a donc constitué la classe militaire et dirigeante, le peuple vaincu la classe productrice et laborieuse, et l’identité ethnique s’est prolongée dans la notion de noblesse héréditaire. L’hypothèse est tentante parce qu’elle évite de devoir expliquer comment, au sein d’un groupe ou d’une communauté, une partie se met soudain à considérer l’autre comme des instruments utilisables, alors qu’on voit mieux comment cela peut se produire entre deux peuples qui ont des modes de vie et des apparences physiques très différents. Cependant, à nouveau il n’y a pas de nécessité à une telle évolution, car on connaît aussi de nombreux exemples de peuples guerriers nomades qui se sont contentés d’effectuer régulièrement des razzias contre des peuples sédentaires, sans s’y installer comme classe dominante permanente. Il y a donc bien eu à certains moments des choix de dominations sur d’autres peuples, qui auraient pu ne pas être faits, mais dont l’institution imaginaire est étayée sur une différence naturelle ou culturelle.

Quoi qu’il en soit, la difficulté de saisir l’origine de la division en classes n’empêche pas de désacraliser cette contingence historique, de comprendre qu’elle n’a rien de nécessaire, et de rendre possible ainsi sa suppression. Ici encore un parallèle est établi avec l’inconscient individuel en psychanalyse. L’impossibilité d’atteindre l’« origine » d’une névrose n’empêche pas de comprendre ce dont il s’agit et de le relativiser, de désacraliser les significations constitutives du sujet névrosé : « Il vient un moment où le sujet, non pas parce qu’il a retrouvé la scène primitive ou détecté l’envie du pénis chez sa grand-mère, mais par sa lutte dans la vie effective et à force de répétition, déterre le signifiant central de sa névrose et le regarde enfin dans sa contingence, sa pauvreté et son insignifiance. » (p. 234 ; cf. p. 202 : un événement n’est traumatique que parce qu’il est vécu comme tel, parce qu’il reçoit une signification qui n’était pas inéluctable).

D’ailleurs, Castoriadis fait remarquer que la mise en question de la division en classes a commencé très tôt, dès qu’il y a eu lutte des classes, à condition toutefois que cette lutte ait été une contestation de la division elle-même et non la simple revendication d’accéder à une autre classe : « Les opprimés, qui luttent contre la division de la société en classes, luttent contre leur propre oppression surtout ; de mille façons ils restent tributaires de l’imaginaire qu’ils combattent par ailleurs dans une de ses manifestations, et souvent ce qu’ils visent n’est qu’une permutation des rôles dans le même scénario. Mais très tôt aussi, la classe opprimée répond en niant en bloc l’imaginaire social qui l’opprime, et en lui opposant la réalité d’une égalité essentielle des hommes. » (p. 235).


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