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Je terminais la séance précédente en m’étonnant que Castoriadis ait assez peu affronté le problème de l’antagonisme des représentations dans notre société. Il l’a fait un peu plus dans ses œuvres postérieures.
Nous avons vu que, de même que tout individu est susceptible d’introduire des modifications dans le langage, de même il est susceptible d’influencer les institutions sociales, mais dans les deux cas sous la condition que sa production particulière soit adoptée par le reste de la société. En effet, les significations sociales n’existent que dans les individus et dans les réalisations produites par eux elles ne se trouvent pas dans un sujet collectif et ne sont pas créées par un « inconscient collectif » (p. 528) les changements se font donc par l’influence de certains individus sur les autres ou directement sur les institutions concrètes. Cependant, dans une société divisée, certains ont plus que d’autres le pouvoir de choisir et de réaliser des possibles : la puissance dont dispose l’une ou l’autre représentation pour s’incarner dans des institutions concrètes dépend des rapports de force, non pas de force de l’imaginaire, mais de force physique, matérielle, voire armée .
Cet antagonisme est décrit dans La montée de l’insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe 4, qui date de 1996 : notre présent, dit Castoriadis, « est animé par deux significations imaginaires sociales tout à fait opposées, même si elles se sont contaminées réciproquement : le projet d’autonomie individuelle et collective, la lutte pour l’émancipation de l’être humain, aussi bien intellectuelle et spirituelle qu’effective dans la réalité sociale et le projet capitaliste démentiel, d’une expansion illimitée d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle qui depuis longtemps a cessé de concerner seulement les forces productives et l’économie pour devenir un projet global (...), d’une maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles ». Ces deux conceptions radicalement différentes de l’homme et de son rapport au monde ne peuvent s’affronter à armes égales que dans le cadre d’une démocratie, qui leur donnerait une puissance égale d’expression sur la scène publique et de transformation effective de l’organisation des sphères de la société. Or, une véritable démocratie est impossible tant que l’imaginaire dominant est celui du capitalisme en effet, le projet démocratique se confond avec le projet d’autonomie, tandis que l’imaginaire capitaliste y est profondément opposé. Nous allons d’abord rendre tout à fait explicite le rapport entre démocratie et autonomie, et ensuite chercher, à partir de l’œuvre de Castoriadis, comment il serait possible néanmoins, dans les conditions actuelles, de faire progresser l’imaginaire d’autonomie.
En quoi une société autonome est-elle nécessairement une démocratie (au sens étymologique du terme : un régime où tous les membres d’une collectivité participent réellement aux décisions concernant la collectivité)&nsbp;? La thèse de Castoriadis est que la démocratie n’est pas seulement un certain type de régime ou d’organisation politique elle est la réalisation de l’autonomie dans la sphère politique, comme la philosophie l’est dans la sphère intellectuelle. Elle se caractérise par la reconnaissance de l’auto-institution de la collectivité par la collectivité, par la conscience que les lois sont faites par la collectivité et qu’elle seule peut les changer . Or, si elle est telle, c’est parce qu’elle est caractérisée aussi par un certain rapport entre le public et le privé, par la réflexivité et par la participation de tous aux décisions (ce qui correspond à sa signification d’origine), tout cela étant indispensable pour pouvoir parler d’autonomie.
Considérons la première caractéristique. Dans Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V (1997, p. 161-177), Castoriadis explique qu’une société autonome n’est possible que si les trois sphères de mise en rapport du public et du privé sont respectées et indépendantes. Ces sphères sont : la sphère privée/privée (oikos), la sphère publique/privée (agora : marché et production économique collective, vie associative et culturelle), et la sphère publique/publique (ekklèsia : « l’instance où sont discutées et décidées les œuvres et les entreprises qui concernent et engagent la collectivité entière et que la collectivité ne peut pas, ne veut pas, ou ne doit pas laisser à l’initiative privée ou privée/publique », c’est-à-dire les trois pouvoirs dans la mesure où ils concernent, par ex., l’aménagement de l’espace public, l’urbanisme, le rapport à l’environnement, le rapport aux autres collectivités...). Cette dernière sphère interviendra aussi dans une mesure minimale dans les autres sphères, par ex. pour interdire le meurtre ou définir les grandes lignes de la production. Dans un régime totalitaire, la sphère publique/publique tend à contrôler totalement les deux autres sphères. Dans une oligarchie, la sphère publique/publique tend à être privatisée par la mainmise d’une certaine classe ou par le lobbying et les intérêts de groupes privés. Pour qu’elle soit tout à fait publique, il faut que tous les citoyens y participent, sinon elle est aliénée au sens juridique du terme : cédée à quelqu’un d’autre.
L’activité de la sphère publique/publique doit être dite politique et non simplement sociale, selon une distinction qui remonte à Aristote : les hommes se regroupent en société pour vivre, mais ils fondent la politique pour bien vivre. Une communauté politique n’a pas pour seul but que la société fonctionne, se conserve et garantisse la sécurité de ses membres il faut qu’elle leur permette de bien vivre, c’est-à-dire en premier lieu de pouvoir réfléchir à ce qu’est la vie bonne, de pouvoir réfléchir au bien-fondé des valeurs qu’on choisit de favoriser collectivement, et par là de développer au maximum des potentiels humains qui ne sont pas purement utilitaristes, comme la pensée théorique et la pensée des fins. C’est ainsi que l’entend aussi Castoriadis : « J’entends par politique l’activité collective, réfléchie et lucide, qui surgit à partir du moment où est posée la question de la validité de droit des institutions. Est-ce que nos lois sont justes&nsbp;? Est-ce que notre Constitution est juste&nsbp;? Est-elle bonne&nsbp;? Mais bonne par rapport à quoi&nsbp;? Juste par rapport à quoi&nsbp;? C’est précisément par ces interrogations interminables que se constitue l’objet de la véritable politique, laquelle donc présuppose la mise en question des institutions existantes — fût-ce pour les reconfirmer en tout ou en partie. » (La montée de l’insignifiance, p. 143-144). On s’aperçoit, à la lecture de ces passages, que ce qui est dit de la démocratie peut être dit de la politique en général, car celle-ci est elle-même définie comme la « mise en question explicite de l’institution établie de la société », qui apparut dans les cités grecques lorsqu’on affirma que l’institution ne devait reposer ni sur le sacré, ni sur la tradition, ni sur la nature, mais sur le nomos. C’est donc aussi bien de la politique au sens strict que de la démocratie qu’on peut dire que son avènement est contemporain et parallèle à celui de la philosophie : celle-ci est mise en question « de la notion même de vérité » et interrogation sur ce que nous devons penser, tandis que la politique est interrogation sur ce que nous devons nous donner comme lois, étant entendu qu’aucun des deux ne nous est donné d’une autre façon que par nous-mêmes (Le monde morcelé, p. 155, 160). Ainsi donc, le retour réflexif sur soi et l’autocritique sont des caractéristiques de la démocratie comme de la philosophie (id., p. 119). Or, cette réflexion critique exige, d’après Castoriadis, « l’activité lucide et l’opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd’hui, avec le règne des politiciens professionnels, des « experts », des sondages télévisuels » (id., p. 85).
Pourquoi l’autonomie requiert-elle l’activité de tous et non pas de quelques-uns&nsbp;? Pourquoi la réflexion et la lucidité d’une élite ne suffirait-elle pas à garantir l’autonomie&nsbp;? Ou encore : pourquoi une société oligarchique ne peut-elle être autonome&nsbp;? On pourrait arguer, en effet, qu’une telle société peut être consciente que c’est l’oligarchie qui décide des institutions et ne pas attribuer celles-ci à une quelconque transcendance en outre, elle peut affirmer qu’à travers l’oligarchie c’est la société tout entière qui s’institue, parce que l’oligarchie est un relais fidèle de l’ensemble des membres de la société (c’est la justification de la démocratie représentative). Je propose ici un raisonnement qui ne se trouve pas dans l’œuvre de Castoriadis, mais qui, je crois, en explicite l’esprit. La première condition (l’absence de transcendance) dépend en fait de la seconde : si l’oligarchie équivaut effectivement à la totalité de la société et se dit instituante en tant que telle, alors la société est autonome parce qu’elle n’attribue au pouvoir instituant aucun caractère particulier qui le distingue du reste de la population, aucun titre particulier qui donne à certains le droit de gouverner. Mais si l’oligarchie est sélectionnée selon un critère qui la distingue du reste de la société, alors ce critère est la base hétéronome de l’institution par ex. si on la justifie par une hérédité ou par une compétence, si l’on dit qu’une certaine qualité génétique ou une certaine expertise est nécessaire pour gouverner, cela suppose qu’il existe un ordre et un bien objectifs auxquels tout le monde n’a pas accès (c’est la justification de Platon dans la République, et elle fonde une aristocratie au sens étymologique du pouvoir des meilleurs). Or, la seule manière pour une oligarchie de n’être constituée par aucun titre particulier serait d’être constituée par tirage au sort (on ne parle pas ici de la domination par la force, puisqu’on examine le cas d’une oligarchie qui se présenterait comme le tout de la société). L’oligarchie actuelle se fonde sur deux justifications contradictoires : d’une part, elle avoue son hétéronomie en affirmant que les politiciens doivent être des professionnels parce qu’ils doivent avoir une expertise, d’autre part elle refuse l’hétéronomie en affirmant que les « élus » ne sont que des représentants du peuple, donc des citoyens identiques à tous les autres. Comme le dit Castoriadis, la « représentation » est une hypothèse métaphysique absurde : aucun homme ne peut en représenter un autre. Si on l’a prétendu, notamment pendant les années de préparation intellectuelle et politique de la révolution de 1789, c’est parce qu’on réduisait les hommes à un certain type d’intérêt et on considérait les « représentants » comme des représentants de groupes d’intérêts, comme si l’opinion, par ex. d’un paysan, sur n’importe quelle affaire se limitait à l’intérêt de la paysannerie, comme si l’on pouvait se sentir globalement en accord avec un parti du seul fait qu’il défendrait les intérêts de notre classe ou de notre corporation. On trouve chez Rousseau, dans le Contrat social, une critique très pertinente et radicale de cette conception, issue du parlementarisme anglais, de la démocratie comme tension plus ou moins équilibrée entre intérêts de factions corporatistes rivales. Mais, quand il s’agit de voter pour une personne qui siègera à notre place dans une instance décisionnelle, ce qu’on appelle « représentation » est tout simplement une délégation de pouvoir en l’exprimant ainsi comme ce qu’elle est vraiment, on voit bien que le pouvoir instituant n’appartient pas à l’ensemble de la société (et qu’il y ait consentement général à cette délégation ne change pas sa nature).
Une autre manière d’arriver à la même conclusion consiste à reconnaître qu’une société autonome ne peut être composée d’individus qui ne le sont pas, ni d’une partie d’individus autonomes et d’une partie d’individus aliénés. Si une classe autonome impose les lois qu’elle s’est données à une autre classe qui n’y a pas participé, il est clair que la société tout entière n’est pas autonome. Si une société veut être autonome, elle doit se donner pour visée de former des individus autonomes, elle doit « créer des institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société » (Le monde morcelé, p. 183 cf. aussi La montée de l’insignifiance, p. 274). Il faut rappeler en effet que l’autonomie n’est pas une fin en soi, mais une condition nécessaire pour que les individus soient capables et libres de faire des choses (id., p. 186). Il serait donc absurde qu’une société autonome ne vise à réaliser la liberté que d’une partie de ses membres. Mise en face de cette contradiction, la classe instituante ne pourrait qu’admettre sa visée véritable, qui est de confisquer le pouvoir au service de ses propres fins. Je pense qu’il peut être intéressant de répandre ce raisonnement, pour que l’oligarchie soit obligée de tomber le masque des fausses justifications et d’assumer ses fins réelles avec son cynisme réel. Si elle se révélait ainsi dans sa vérité nue, il serait sans doute plus difficile à une partie de la population de continuer à s’aveugler et à l’accepter, et certains auraient peut-être un sursaut de fierté et de révolte à être traités explicitement comme un troupeau.
Enfin, il faut signaler un élément plus personnel et original de Castoriadis dans le rapprochement entre désaliénation et démocratie. Aussi bien la sortie du conformisme, au niveau de l’individu, que l’instauration d’une vraie démocratie, au niveau de la société, reposent sur une condition anthropologique qui peut paraître surprenante au premier abord : l’acceptation de notre mortalité. En ce qui concerne l’individu, Castoriadis fait référence à Pascal et à sa notion toujours aussi pertinente de divertissement : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort. » (Pensées, 171). Les hommes s’agitent, s’amusent, se donnent des tas d’occupations et de préoccupations, pour éviter de penser à eux-mêmes, à leur condition, « à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont » (id., 143). Certes, pour Pascal, il s’agit essentiellement de la misère de l’homme sans Dieu, et Dieu est la seule solution proposée, alors que nous dirions au contraire que la religion est également une sorte de divertissement ou du moins une consolation illusoire contre la souffrance et la mort. Il n’empêche qu’à côté de la mort, notre principale misère, à nous hommes de cette époque, c’est l’absence de sens, l’absence de valeur de toutes choses et de toutes actions dès qu’on s’arrête pour y réfléchir. Nous vivons une époque de nihilisme, comme le diagnostiquait déjà Nietzsche dans les années 1880. Mais pour qu’émergent de nouvelles valeurs, de nouvelles fins, Castoriadis introduit de nouveau comme condition une évolution historique de la société tout entière. Non qu’un individu ne puisse décider de se donner ses propres fins, mais pour qu’elles fassent époque, pour qu’elles changent l’orientation générale de la civilisation, il y a d’autres conditions qui ne dépendent en rien de nous. Notre civilisation possède cependant encore l’immense avantage de garder la mémoire d’innombrables possibles que nous pouvons rappeler et qui ouvrent l’avenir à de nouveaux possibles.
Dans l’Institution imaginaire de la société, Castoriadis insistait déjà sur l’importance et la difficulté d’accepter la mortalité (p. 317). Le passage se situe dans l’étude de la temporalité et de la dénégation par certaines sociétés de leur propre changement historique, nié au profit de la représentation sociale d’une répétition éternelle des mêmes phases. Il essaie d’expliquer cette réticence à l’auto-altération par un besoin psychique primaire : « Les arrachant de force à leur folie monadique, à leurs représentation-désir-affect originaires d’a-temporalité, d’an-altérité, puis de toute-puissance, leur imposant, en les instituant comme individus sociaux, de reconnaître l’autre, la différence, la limitation, la mort, la société leur ménage, sous une forme ou une autre, une compensation par cette dénégation ultime du temps et de l’altérité. Les obligeant de s’insérer bon gré mal gré (ou sous peine de psychose) dans le flux du temps comme institué, la société offre en même temps aux sujets les moyens leur permettant de se défendre en le neutralisant, en le représentant comme coulant toujours dans les mêmes rives, charriant toujours les mêmes formes, ramenant ce qui a été et préfigurant ce qui va être. » Le phénomène n’est pas limité aux sociétés « sans histoire », car dans notre histoire, il y a presque toujours eu la représentation, à côté du devenir assumé, d’une éternité quelconque, théologique, universelle, et à défaut d’une vie éternelle individuelle, du moins un prolongement de l’individu dans ce qui lui succèdera, que ce soit sa descendance personnelle ou sa société. Seule la démocratie est une société qui accepte sa mortalité, car elle sait qu’elle ne repose que sur le libre choix de ses membres, qui sera nécessairement changeant, et sur aucun critère qui lui garantisse une permanence, alors qu’un régime qui prétend être le plus rationnel se donne par là un projet de permanence puisque la rationalité n’est pas censée changer. « La peur de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non pas la peur d’être tué par le voisin [base de l’imaginaire politique libéral, exprimé le plus clairement par Hobbes et justifiant le monopole de la violence légitime octroyé à l’Etat] — mais la peur, tout à fait justifiée, que tout, même le sens, se dissoudra. » (Le monde morcelé, p. 189). « Une véritable démocratie — non pas une « démocratie » simplement procédurale —, une société autoréflexive, et qui s’auto-institue, qui peut toujours remettre en question ses institutions et ses significations, vit précisément dans l’épreuve de la mortalité virtuelle de toute signification instituée. Ce n’est qu’à partir de là qu’elle peut créer et, le cas échéant, instaurer des « monuments impérissables » : impérissables en tant que démonstration, pour tous les hommes à venir, de la possibilité de créer la signification en habitant le bord de l’Abîme. » (id., p. 76).
« Le bord de l’Abîme », car il n’y a jamais de garantie de ne pas se tromper, la responsabilité collective est totale et jamais totalement maîtrisée, une société autonome pourrait produire aussi bien le pire que le meilleur. Sa seule limitation est l’auto-limitation, qui s’acquiert par l’éducation : « Autant dire que la démocratie, comme la philosophie, écarte nécessairement le sacré en d’autres termes encore, elle exige que les êtres humains acceptent dans leur comportement réel ce qu’il n’ont presque jamais voulu accepter vraiment (et qu’au fond de nous-mêmes nous n’acceptons pratiquement jamais), à savoir qu’ils sont mortels. Ce n’est qu’à partir de cette conviction indépassable — et presque impossible — de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que nous pouvons vivre comme des êtres autonomes, voir dans les autres des êtres autonomes et rendre possible une société autonome. » (Fait et à faire. Les Carrefours du labyrinthe V, 1997, p. 207).
La condition nécessaire en premier lieu est de cesser de placer la production économique et donc la consommation au centre de toute l’organisation sociale et de toute la vie des individus. Il faut créer d’autres valeurs, d’autres sens. « Cela n’est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive de l’environnement terrestre, mais aussi et surtout pour sortir de la misère psychique et morale des humains contemporains. » (La montée de l’insignifiance, p. 113 entretien datant de 1993). Or, cela demande une autre organisation du travail, qui devienne « un champ de déploiement des capacités humaines », une autre organisation politique, une autre organisation de la paideia « pour former des citoyens capables de gouverner et d’être gouvernés ». Cette dernière expression est empruntée à Aristote, ainsi que l’opposition entre le savoir théorique spécialisé (la science, épistèmè) et le savoir pratique de l’opinion éclairée (doxa), qui consiste en la capacité de juger des argumentations, d’exprimer clairement et de manière convaincante sa propre opinion, d’évaluer les enjeux et conséquences d’une décision collective . Ce savoir pratique ou doxique, dans une démocratie, doit être acquis par tous les citoyens en les y habituant depuis leur plus jeune âge. L’importance du rôle des individus se révèle dans cet accent mis sur l’éducation, et aussi dans les quelques propositions qu’avance Castoriadis quand on lui demande comment agir sur l’aliénation contemporaine tout en reconnaissant qu’on ne peut pas prévoir l’avenir, il insiste surtout sur la diffusion volontaire du désir de liberté : « Ceux qui ont conscience de la gravité de ces questions doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir — qu’il s’agisse de la parole, de l’écrit ou simplement de leur attitude à l’endroit qu’ils occupent — pour que les gens se réveillent de leur léthargie contemporaine et commencent à agir dans le sens de la liberté. » (Id., p. 121). « Dans la mesure où cela dépend de ceux qui ont un rapport direct et actif à la culture, si leur travail reste fidèle à la liberté et à la responsabilité, ils pourront contribuer à ce que cette phase de léthargie soit la plus courte possible. » (Id., p. 248) .
Quant à la désaliénation de l’individu, elle repose sur une condition dont Castoriadis ne met pas en doute l’existence : nous avons en nous une instance réflexive qui nous rend capables « d’échapper à l’asservissement de la répétition », d’élucider nos désirs et les motifs de nos actes, de manière à ne pas être entièrement construits et dominés par le discours de l’autre (Le monde morcelé, p. 161) . Et cette instance peut être stimulée, encouragée par l’éducation entendue comme processus de formation et d’auto-formation tout au long de la vie. C’est aussi le but principal de la psychanalyse, nécessaire dans les cas où un problème psychique particulier empêche l’individu de le faire lui-même. Cependant, il est nécessaire que chacun investisse psychiquement la liberté et la visée de la liberté, autrement dit, il faut vouloir être libre et autonome pour le devenir, il faut que ce soit une valeur et un but. « La démocratie est impossible sans une passion démocratique, passion pour la liberté de chacun et de tous, passion pour les affaires communes qui deviennent, précisément, des affaires personnelles de chacun. On en est très loin. » (id., p. 210). On en est très loin, mais c’est un aspect sur lequel nous pouvons agir dès maintenant, à savoir ressusciter ce goût de la liberté et de la création. Le problème de notre société n’est plus de faire surgir l’idée et le désir de liberté dans l’imaginaire social : elle s’y trouve grâce à une longue histoire de remises en question, et il est désormais possible d’élever les enfants en mettant cette idée au centre de leur formation . Le problème de notre société est que cette possibilité s’arrête à la sphère privée, elle n’est pas installée dans les institutions publiques (y compris, et en premier lieu, dans l’Education nationale), parce que celles-ci sont dominées par la valeur centrale de l’économique.
Dans ces conditions, nous ne pouvons pas être réellement autonomes puisque nous subissons des lois qui viennent d’un imaginaire étranger au nôtre. Comment concilier le fait de se donner à soi-même sa propre loi et le fait de se conformer à la loi de la société&nsbp;? Castoriadis répond : « Il suffit que j’aie eu la possibilité effective de participer activement à la formation et au fonctionnement de la loi. » (Le monde morcelé, p. 164 même type de formulation p. 204). Cette exigence, ajoute-t-il, implique la démocratie, car c’est le seul régime qui offre une « possibilité effective d’égale participation de tous aussi bien aux activités instituantes qu’au pouvoir explicite ». Cependant, il me semble que ces expressions sont encore ambiguës et laissent ouvertes des compréhensions très différentes. La démocratie représentative prétend en effet que tous les citoyens ont une égale possibilité à se faire élire je ne pense pas que soit une objection redoutable à cette prétention de dire que la possibilité n’est pas égale car il faut de l’argent et des relations, en effet il est possible d’y arriver sans argent ni relations à condition de faire carrière dans un parti et de se soumettre aux directions instituantes de ce parti. La conséquence est évidemment la perte du pouvoir instituant individuel, mais est-ce que cela remet en cause l’exigence de « possibilité effective de participer à l’élaboration des lois »&nsbp;? Aristote est beaucoup moins ambigu quand il distingue ce qu’est un citoyen en général de ce qu’est un citoyen en démocratie. Le citoyen en général a « la possibilité de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire », tandis qu’en démocratie le citoyen « participe à l’assemblée délibérative et au pouvoir judiciaire, et temporairement aux magistratures exécutives » (Politique III 1, 1275a22-33, b17-20). En démocratie, la participation à l’assemblée n’est pas une possibilité mais une effectivité permanente quant à la participation aux charges exécutives, elle est attribuée par tirage au sort et de telle façon que chaque citoyen est à peu près certain d’en exercer une au moins une fois dans sa vie. C’est ce type de démocratie qu’il faut exiger, sans se laisser impressionner par l’objection qu’une démocratie directe ne convient qu’aux populations de petite taille, puisque depuis le 19e siècle existent des propositions très réalisables de fédérations d’assemblées locales jusqu’à un niveau potentiellement mondial.
En conclusion, un moyen qui semble bien exclu pour changer la société est l’usage de la force, pas seulement pour des raisons tactiques (ou morales) mais parce qu’il s’agit de modifier l’imaginaire du plus grand nombre, sinon le changement ne débouchera que sur une nouvelle hétéronomie. Nous pouvons donc promouvoir toutes les actions, par nos discours, par nos propres vies, qui favorisent cette orientation, existante mais dominée, de notre imaginaire socio-historique par rapport à l’autre, et en même temps utiliser tous les moyens de disqualifier l’oligarchie en place en montrant qu’elle ne peut se maintenir que par l’aliénation. Nous avons des outils intellectuels et argumentatifs redoutables il faut nous entraîner à les manier habilement pour l’emporter sur la rhétorique dominante.
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